Renaud Czarnes pour Jazzman

1 octobre 2001

 

- Pour vous, comme pour de nombreux musiciens, le jazz a été une " vocation tardive ". En outre, vous n'avez pas été, non plus, un guitariste précoce. Pouvez-vous nous raconter ces deux " rencontres " ?


- J'ai commencé la musique très tard. D'ailleurs, les premières notes qui m'ont vraiment marqué sont celles de Deep Purple, j'étais alors en classe de 6eme. L'énergie et l'électricité du hard rock m'ont plu. J'ai toujours gardé ces 2 éléments, pour moi proches de la transe, dans mon jeu. Puis j'ai été batteur dans un groupe de lycée. Notre musique était déjà très improvisée, avec une couleur King Crimson. Un jour, le guitariste a laissé son instrument chez moi. J'ai pris sa guitare et j'ai ressenti un nouveau déclic. C'est donc à l'âge de 16 ans que j'ai définitivement choisi la guitare. J'ai alors commencé un apprentissage en

autodidacte, ce que je suis resté jusqu'au bout.


- À cette époque, écoutiez-vous du jazz ?


- Pas vraiment. Mais j'improvisais beaucoup. Je n'ai jamais appris à jouer sur les morceaux à la mode. J'ai commencé à écouter du jazz-rock. D'abord avec Return To Forever, puis John McLaughlin et, enfin, Weather Report. Puis, un ami m'a montré le Real Book : avant, je n'aimais pas les accords, surtout les accords majeurs ! Lorsque j'ai appris les accords jazz, tout a changé. J'ai compris que l'improvisation était une façon de développer de manière horizontale l'harmonie qui est verticale - en tous cas dans le langage bebop. Je n'ai appris le solfège, toujours tout seul, que lorsque j'ai souhaité écrire mes premières compositions.


- Vous êtes devenu bassiste électrique également...


- En effet. Tout simplement parce que, à la fin des années 70, il n'y avait pas de bassistes. Cela m'a permis de travailler avec beaucoup de musiciens et, à force de jouer les standards, de beaucoup apprendre. Je menais la musique et mes études d'arts plastiques et de philosophie de front. La dernière fois que j'ai joué de la basse, c'était avec Marc Ducret, " Seven Songs From The Sixties ".


- À quel moment avez-vous définitivement opté pour la musique ?


- Cela s'est fait naturellement. Après les standards, j'ai joué davantage de morceaux du jazz moderne comme ceux de Wayne Shorter. C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Mario Canonge. Nous avons eu l'idée de créer un groupe qui développerait nos propres racines. C'est ainsi qu'Ultramarine est né. Deux mois plus tard, le groupe a remporté le 1er prix du concours de la Défense. Après le 1er CD autoproduit " Programme Jungle ", le groupe a trouvé son identité définitive lorsque Etienne Mbappé et Mokhtar Samba sont venus nous rejoindre. Ils ont apporté une composante beaucoup plus radicale & surtout plus africaine.


- Que vous a apporté l'expérience d'Ultramarine ?


- C'était l'école du rythme à 200% : la leçon de mise en place & de tempo, la découverte de nouvelles combinaisons rythmiques... Malheureusement, le groupe s'est éteint sans que personne ne l'ait vraiment décidé :sans chef, pas de responsable...


- Envisagez-vous de reformer le groupe ?


- Fin janvier, Ultramarine s'est reformé exceptionellement ! Etienne Mbappé nous a réunis dans le cadre de sa carte blanche au Sunset, sans que le nom d'Ultramarine n'ait été évoqué. Les trois jours se sont très bien déroulés. C'était super de voir que le groupe est toujours aussi puissant & unique, mais aussi que chacun a développé son identité depuis 10 ans que nous n'avions pas joué ensemble ! Il n'est pas exclu que nous nous produisions à nouveau, cette fois-ci, sous le nom du groupe, et que nous réalisions éventuellement un disque.


- Au milieu de l'expérience d'Ultramarine, vous avez vécu une autre aventure enrichissante avec l'ONJ d'Antoine Hervé...


- Antoine Hervé m'a embauché après m'avoir écouté en club. J'ai beaucoup appris au niveau du son et du placement. A quoi sert un guitariste dans un grand orchestre ? Comment gérer le choix de mes timbres par rapport aux cuivres ? Comment se placer au sein d'une section ? Mes réponses à ces questions ont consisté à jouer le contraire de l'orchestre ! C'est-à-dire rock, électrique et climatique. Je créais plein de sons et d'effets. J'ai beaucoup appris durant ces trois années passées au sein de l'ONJ et avec tous les invités, en particulier Peter Erskine.


- Vous êtes d'ailleurs devenu leader avec Peter Erskine en sideman de luxe...


- Avant cela, à la sortie de l'ONJ, Ultramarine a enregistré son deuxième disque, " Dé ". J'ai ensuite réalisé mon premier disque en leader, " Miracles ", en compagnie de Art Lande, Marc Johnson et Peter Erskine. Avec de tels musiciens, on ne peut pas faire semblant. Ils vous poussent à vos propres limites et, surtout, à être vous-même, tant ils sont au service de votre musique. Je me souviens que, lors de la séance de " Miracles ", nous avons enregistré Question Mark, ma première composition ternaire. Lors de la première prise, je jouais des phrases dans un style linéaire "bebop" sur la grille. Mais cela ne fonctionnait pas. Sur la 2e prise (celle du CD), je joue avec un phrasé différent, plus "vocal" : Plus de sustain donc de distortion mais moins de notes. C'est à ce moment-là que j'ai senti ce que c'était que de jouer jazz : c'est-à-dire être soi. Ce qui signifiait, pour moi, ne pas être jazz, mais rock !Le pianiste Art Lande, malheureusement méconnu en France, m'a beaucoup aidé à développer cette identité jazzistique. Il me mettait dans des situations où j'étais obligé d'avoir confiance en moi. J'ai alors compris ce que signifie liberté dans le jazz : on peut faire ce que l'on veut du moment que l'on y croit intensément et que cela a un sens. Le jazz, c'est déplacer la notion du Beau vers celle du Vrai; c'est repousser sans cesse les limites. C'est la musique qui allie le mieux l'émotion à l'intelligence.


- Comment s'est effectuée la rencontre avec Siegfried Loch, qui dirige le label allemand ACT, votre maison de disque depuis 1993 ?


- Avant d'arriver chez ACT, j'ai eu le plaisir de travailler avec Andy Emler et son Megaoctet, ainsi que Michel Portal. Puis, j'ai enregistré mon deuxièmeCD, " Zanzibar ", toujours avec Art Lande. Je situe mes deux premiers disques dans ma période " pianistique ", c'est-à-dire, très harmonique. Ensuite, avec François Moutin et André Ceccarelli, nous avons enregistré " Init " début 1993. C'est à Peter Erskine que je dois ma " présence " en Allemagne à partir de cette époque-là. J'ai d'abord remplacé Steve Khan, le guitariste du projet "Jazzpana" de Vince Mendoza avec le WDR big Band de Cologne. Ils m'ont ensuite invité dans de nombreux autres projets avec Bob Brookmeyer, les Yellowjackets ou "Sketches" avec Mendoza encore. Siegfried Loch m'a alors proposé de signer sur son label ACT. En huit ans et une dizaine d'enregistrements chez ACT, je suis aussi connu en Allemagne qu'en France. A force de jouer en Allemagne et dans les pays nordiques, je me rends compte combien la France est isolée en Europe. J'ai commencé à travailler en Europe lorsque j'ai commencé à avoir un nom en Allemagne. Certains de mes orchestres n'ont pratiquement jamais joué en France - mon trio avec Dieter Ilg & Danny Gottlieb, ainsi que celui avec Renaud Garcia Fons & Tino di Geraldo. En Allemagne, chacun de ces trios a du faire 3 ou 4 tournées de 2 à 3 semaines chacune.


- Siegfried Loch vous a-t-il d'emblée donné carte blanche pour votre premier enregistrement en leader chez lui ?


- Pour le premier disque, il a souhaité un enregistrement en trio. Ce fut " Million Waves " avec Dieter Ilg et Danny Gottlieb enregistré fin 1994. Cet enregistrement marque la fin de ma période " pianistique ". J'ai opté pour le concept d'un "Power Trio", comme celui d'Hendrix, avec des compositions plus simples harmoniquement pour privilégier l'énergie & le groove. J'ai essayé de faire éclater le son du trio, au niveau des timbres, des espaces et des climats.


- Par la suite, la formule du trio est devenue essentielle pour vous...


- Oui, comme en témoignent mes enregistrements chez ACT. 1997 est l'année de " 3 Trios ", un disque de transition entre mes différentes conceptions de trios. Ainsi, j'ai fait intervenir mes trois trios, celui d'avant, avec Marc Johnson et Peter Erskine, le dernier en date, avec Dieter Ilg et Danny Gottlieb. Et les prémisses du trio suivant, avec Renaud Garcia-Fons & Mino Cinelu. Mino sera plus tard remplacé par Tino di Geraldo. Ce trio, consacré dans mon CD "Bakida" tire son inspiration des musiques traditionnelles. La personnalité ethnique de chaque musicien est très importante. Un trio avec une rythmique espagnole pour jouer une "musique du monde" & des compositions qui projettent l'imaginaire de mes propres & multiples traditions.


- N'y-a-t-il pas eu, pour vous, une étape fondamentale, avant la constitution de ce dernier trio, à savoir la quête de vos racines vietnamiennes ?


- André Francis a initié le projet " Tales from Viêt-Nam "(CD en 1996), en m'offrant une commande/carte blanche pour le festival "Présences 95" de Radio France. Depuis mon 1er CD "Miracles" je voulais faire quelque chose autour de mes racines, mais il n'y avait rien de très abouti jusque là. J'ai donc attendu de me sentir assez "mature" - d'avoir acquis une certaine maitrise du language jazz - pour faire " Tales from Viêt-Nam". Travailler sur le répertoire, le phrasé & avec des musiciens traditionnels a été pour moi une manière de retrouver la vérité de mes racines, mais aussi, en quelque sorte, de dire à mes ancêtres : " voilà comment je comprends votre culture et comment je la rends mienne ". Pour moi, le Viêt-Nam ne va pas de soi : La part qui en émerge de moi, je l’en ai fait sortir, comme une tradition réinventée. Pour moi, il y a un avant et un après ce disque.


- Cela n'a-t-il pas été trop difficile de quitter l'Asie pour le Maghreb avec " Maghreb & Friends ", le projet que vous avez mené avec Karim Ziad ?


- J'avais rencontré Karim Ziad lors de l'enregistrement de " Mejnoun " de Safy Boutella en 91 et je voulais retravailler avec des musiciens maghrébins. Après l'Asie, j'avais soif de rythmes & Karim m'a initié a ce tout nouveau & fascinant langage rythmique maghrébin. Je me suis aperçu que l'expérience de " Tales from Viêt-Nam" m'a apporté des concepts, des méthodes & des phrasés qui peuvent s'appliquer à la rencontre d'autres cultures.


- Vous reconnaissez-vous dans cette espèce de " world jazz " qui émerge, mais, malheureusement, dans lequel on trouve le meilleur et le pire ?


- J'ai longtemps détesté le mot " world music ". Elle désigne souvent la coexistence de musiques étrangères, orchestrée par un producteur blanc qui cherche juste un nouveau moyen de se faire de l'argent : une démarche neo-coloniale. Je préfère aujourd'hui redéfinir l'expression " world music " comme la musique d'aujourd'hui des gens du monde. Celle des nouvelles générations de fils d'immigrés qui ont intégré les outils et la culture de la modernité pour rendre leur la tradition de leurs parents. Cela préfigure l'apparition d'une nouvelle identité qui n'est ni celle du passé ni celle de l'occident. L'Orchestre National de Barbès en est un parfait exemple. Je fais partie de cette génération-là. La " world music " dans ce cas-là, est la réalité objective d'un monde où les époques & les cultures s'entrechoquent & font de nouveaux enfants. On ne peut pas aller contre le réel qui bouge, contre les cultures qui se cherchent. Il est intéressant de noter que ce phénomène est typiquement européen, & que les Etats-Unis, qui nous ont quand même donné le jazz, ne produisent pas de métissages aussi convaincants qu'ici.


- Votre prochain enregistrement qui sort ces jours-ci, toujours en trio, avec Michel Benita et Peter Erskine, marque-t-il votre retour à un jazz plus... jazz ?


- Sans aucun doute. Tous les trois nous nous sommes croisés depuis plusieurs années dans de multiples projets & avons cultivé le plaisir de jouer ensemble. Après quelques occasions informelles, nous avons joué en janvier 2000 au Duc des Lombards, à l'initiative de François Lacharme. Puis enregistré au Rainbow Studio d'Oslo au mois d'octobre dernier. En deux jours, nous avons enregistré et mixé 12 morceaux avec le formidable ingénieur du son d'ECM Jan Erik Kongshaug. Ce trio est un vrai groupe, avec 3 leaders : chaque décision est prise en commun, par un incessant échange d'emails ! Pour moi ce trio est une nouvelle étape dans la maturité : (ré)intégrer ce que j'ai appris de mes expériences "world" dans un contexte parfaitement jazz, affirmer cette identité au niveau instrumental & (sans doute une conséquence de l'âge !) jouir de la retenue, de le canalisation des énergies.


- Guitariste de jazz, vous puisez une partie de votre identité stylistique dans le rock. Avez-vous été influencé, à vos débuts du moins, par quelqu'un comme Mike Stern ?


- Mike Stern est sans doute le premier à avoir développé un phrasé très be-bop, très linéaire, avec un son rock. Mais je n'ai jamais été vraiment séduit par son jeu. Mes préférences vont plutôt à des musiciens comme John McLaughlin, l'un des premiers à évoluer dans le " world jazz ", John Scofield, pour la sincérité de son discours, Allan Holdsworth, pour le son, ou Bill Frisell, l'un des plus créatifs et qui, comme moi, est également parti à la recherche de ses racines. J'aime beaucoup Louis Winsberg car nos préoccupations sont similaires. Mais, dans mes influences, je compte également quelques rockers, comme Van Halen ou Steve Vaï, pour le côté extrême et inouï de ce que l'on peut parvenir à faire avec une guitare. Évidemment, comment ne pas citer Jimi Hendrix. Chez lui, c'est l'émotion qui domine, pas la technique. Il exprime le blues même dans les morceaux les plus rock, les plus destroy. Lorsque j'écoute Coltrane, c'est pareil, j'entends surtout l'émotion, pas l'instrument. En fait, je ne me suis jamais centré sur les guitaristes. Je préfère dire que c'est la musique et cet instrument qui m'ont choisi. J'ai toujours davantage pensé à la musique qu'à l'instrument. J'ai passé des heures à improviser tout seul, jamais à faire des gammes : c'était une transe, pas un exercice !. J'ai aussi beaucoup écouté les pianistes, comme Bill Evans, même si cela ne s'entend pas !


- Vous avez monté une formation qui travaille sur le répertoire d'Hendrix. Cependant, vous n'avez jamais enregistré avec elle...


- Nous avons créé ce groupe en 1993 avec Corin Curschellas, Richard Bona et Steve Argüelles : ça a toujours été un groupe "fun" pour moi, & je ne sentais pas la prétention d'en faire un disque. J'ai, par rapport aux chansons d'Hendrix, le même regard qu'un jazzman par rapport aux standards. Je joue à la fois la chanson tout en proposant une relecture, forcément libre. L'ensemble sonne évidemment très rock mais également très improvisé. Récemment, en Italie, on m'a proposé de réaliser un projet comparable avec John Taylor, Anders Jormin, Joey Baron et, toujours Corin

Curschellas. Il n’y a eu qu'un concert à Modena, en novembre 2000. J'ai dû réécrire une partie des arrangements en raison de la présence d'un pianiste & d'un contrebassiste. Nécessairement, c'est moins destroy mais toujours aussi fun, surtout avec le génial Joey !


- Après l'exploration des trios, le tour du " world ", quels sont vos nouveaux horizons ?


  1. -Je vais bientôt partir en tournée avec Terri Lyne Carrington. Dans son groupe, elle a aussi appelé Geri Allen, Gary Thomas et Lars Danielsson. Nous nous connaissons mal, mais elle a écouté un de mes disques qui lui a beaucoup plu. En ce moment, je m'implique énormément pour le prochain disque de Huong Thanh chez ACT, dont j'ai aussi produit le premier disque - des arrangements à la prise de son & au mixage. Outre les musiciens traditionnels vietnamiens , il y aura Paolo Fresu, Etienne Mbappé, François Verly, Renaud Garçia Fons & Richard Bona. Ce n'est pas du jazz comme " Tales From Viêt-Nam ". Je veux faire aimer la culture vietnamienne au monde entier !


Interview par Renaud Czarnes,

Jazzman (automne 2001)

 
 
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